Les vestiges d'une installation militaire de 1914 à Aigremont (78)

L’ouest parisien, bien qu'éloigné des menaces allemandes, est une zone à surveiller car l'accès à la capitale y est possible à partir de la Seine. Les attaques successives qu’elle a connue au XIXe s. et, particulièrement, l'échec de la guerre de 1870, ont marqué durablement les mémoires. Ainsi, dès 1913, un plan pour sa défense est conçu afin de bloquer ou limiter toute avancée ennemie jusqu’à 30 km autour de la ville. Ce nouveau dispositif s’ajoute à d’autres installations militaires implantées à chaque nouveau conflit. L’ensemble forme ce qu’on appelle aujourd’hui le « Camp retranché de Paris » (CRP).

 

Les ouvrages sont nombreux et auront mobilisé des milliers de civils, de soldats ainsi que des agents forestiers, fins connaisseurs du territoire. Pourtant, la plupart sera démonté dès 1916 ; les armes et munitions iront servir le front de l’Est. Quelques constructions se sont toutefois conservées dans des zones subissant peu de pression d’aménagement, comme ce « Centre de résistance » retrouvé en forêt départementale des Tailles d’Herbelay, à Aigremont.

 

 

Un vaste réseau de défense pour protéger Paris

 

L'élaboration de ce nouveau plan militaire suit une organisation rigoureuse tenant compte du mode de progression de l’infanterie et de la configuration géographique du Bassin parisien. Les aménagements prennent plusieurs formes, toutes complémentaires et communicantes.

 

Une carte, dessinée en mars 1915 par l’Etat-Major (sur un fond de 1906), rend compte de cet impressionnant maillage d’éléments défensifs associant les forts du XIXe siècle. On découvre, à l'aide de symboles ces installations :

- Des batteries de 4 ou 6 canons, protégées à l’avant par deux lignes de tranchées et, à l’arrière, par des centres de résistance dotés de mitrailleuses.

- L’ensemble est soutenu par des magasins d’artillerie et d'imposants forts, plus anciens (1840 et 1871),

- Tous les éléments sont reliés par une voie ferrée de 60 cm de large.

Le Centre de résistance d’Aigremont

Situé aux Tailles d’Herbelay, au bord d'un plateau, cet élément défensif contribuait à la surveillance, dès 1914, de l’avancée ennemie dans le secteur sud de la boucle de Seine (particulièrement la traversée du pont de Poissy). Il fonctionne en paire avec un autre centre situé 600 m à l’ouest, également en forêt.

 

Ce Centre de résistance se compose de plusieurs éléments permettant à la fois la surveillance et le tir, mais aussi le cantonnement d’une garnison. Il était en liaison avec trois batteries de canons, situées à proximité (au nord-ouest), pour leur ravitaillement.

 

Un talus protège la zone nord de l’installation, plus susceptible de subir les attaques. Il est peu marqué aujourd’hui mais devait atteindre environ 2,5 m de hauteur. Contre ce talus s’appuient des postes de tir adaptés aux mitrailleuses et aux fusils, certains possèdent un parapet en béton, indispensable contre les glissements de terrain.

 

Les soldats circulent entre les postes de tir à l’aide d’une tranchée à redans (« à baïonnette » ou à créneaux) qui rejoint aussi les deux entrées du bâtiment, au sud, caché sous une butte de terre (l'abri bétonné).

 

 

 

Le bâtiment en béton forme un couloir de plus de 50 m de long, muni d’aérations sur sa façade sud. Chaque extrémité est munie d’une entrée qui a été rebouchée par mesure de sécurité et de protection, dans l’attente d’un programme de recherche archéologique. Au sommet, dépassent du talus trois conduits de cheminées servant à l’évacuation des fumées des poêles à bois et/ou des cuisinières.

C’est dans cet abri que dorment les soldats, probablement sur une plate-forme en bois continue sur la longueur. Certains abris possèdent aussi des cloisons de séparation pour les gradés. Quelque fois, une niche dans le mur pouvait être aménagée pour déposer le paquetage individuel.

 

Aux quatre angles, des bornes en béton, numérotées de I à IV, permettaient de délimiter le bâtiment, probablement pour les manœuvres (la n° IV a disparu). Le long de la façade sud, un large fossé en eau est encore visible (profond d’environ 1 m selon la saison) ; il pouvait servir de citerne d’appoint à la garnison, mais son étude reste à réaliser.

 

Un important réseau de fils de fer (certains barbelés) était installé tout autour de ce centre de résistance et sur des portions du terrain alentours à défendre. Il a rapidement été récupéré avant la fin de la guerre, notamment par les agriculteurs, mais quelques tiges et attaches peuvent avoir été abandonnées.

 

Un programme de recherche archéologique complet est envisagé afin de mieux comprendre le fonctionnement de ce Centre de résistance et, notamment, d’appréhender la vie quotidienne des soldats affectés à ce secteur. Il pourrait s’intéresser, par exemple, à l’état de dégradation du béton armé mis en œuvre en 1914, dans un contexte semi-enterré et en zone humide alors que sa première utilisation date de 1897.

 

 

Un véritable « camp retranché » !

Le " Camp retranché de Paris" est le fruit de l’accumulation des dispositifs de défense mis en place depuis le début du XIXe siècle.

En effet, depuis la Révolution et particulièrement après la période napoléonienne, l’Etat français s’est fortement centralisé ; Paris représente pour ainsi dire la France et devient une place à protéger absolument !

Plusieurs murailles ont existé, notamment celles de Philippe-Auguste (début XIIIe s.) et de Charles IX (XVIe s.), qui marquent par ailleurs l’agrandissement progressif de la cité. Cependant, au XIXe siècle une pression régulière est exercée par les pays voisins, obligeant les gouvernements à voter des projets de défense pour la capitale. Plusieurs lignes de fortifications vont ainsi être ajoutées, s’écartant progressivement du cœur de la ville. Malgré les échecs de ces lignes de défense, dus en partie aux évolutions de l’artillerie, des traces subsistent dans les espaces peu aménagés de la région...

  • En 1814, le mur des « Fermiers généraux », érigé en 1785 pour délimiter la zone d’imposition des marchandises entrant, est surélevé et doté de tours. En 1830, des forts en terre sont ajoutés, par exemple à Saint-Denis. Puis entre 1840 et 1846, Adolphe Thiers dirige la construction d’une vaste enceinte de 34 km de circonférence munie de bastions. On la retrouve dans le tracé du boulevard périphérique. À cette muraille, il fait ajouter une quinzaine de forts, distants de 1,5 à 3 km, comme celui du Mont Valérien ou de Vanves… Pourtant, ces défenses se révèleront inefficaces lors de l’avancée de l’armée allemande en 1870 qui innove avec de nouveaux canons tirant à plus de 5 km.
  • Après cette défaite, le chef du gouvernement nomme un Comité de défense, dirigé par un officier du Génie, le général Séré de Rivières. Son programme se déploie entre 1874 et 1882 et vise à faire de Paris le centre d’un vaste « Camp retranché » protégé par un maillage d’éléments reliés. Ce seront alors 18 nouveaux forts de forme polygonale (ex. le Trou d’Enfer, à Marly-le-Roi, construit en 1878), des batteries d’artillerie, des casernes et des abris qui sont construits, cette fois-ci à 12 km de la capitale !

À l’annonce de la Première Guerre mondiale, cet ensemble est donc à nouveau renforcé par les deux gouverneurs militaires de Paris (le général Michel puis le général Gallieni). Les forts détachés de 1874-82 constituent alors la première ligne de défense, auxquels sont associés, à l’avant, des tranchées, des batteries de canons et des Centres de résistance comme celui d’Aigremont, tous ravitaillés par des wagonnets sur rail…  Ce plan de défense est installé à 30 km de la capitale. Il a pu contribuer à dissuader l’avancée des troupes allemandes qui s’approcheront à 40 km de la ville (le 3 septembre 1914).

Pourtant, l’ensemble des défenses du Camp retranché de Paris se révèlera inopérant, dès 1916, face au développement des bombardements aériens et l'usage des canons à longue portée pouvant atteindre une cible située à 120 km…

 

 

Les hommes en garnison

Citation extraite des Mémoires de Gallieni :


« On m’avait confié la garde de la ville de Paris et de son camp retranché qui embrassait la vaste et populeuse banlieue de la capitale, dont elle constituait, à vrai dire le prolongement. » …. « 210 000 hommes mobilisés dans l’armée territoriale, aidés par 46 000 civils, aménagèrent ainsi un immense réseau de 350 km de tranchées et fils de fer barbelés, avec des centaines d’abris pour l’infanterie, des batteries de quatre à six canons et des dépôts de munitions, le tout relié par d’étroites voies ferrées, achevés en 1915 ».

 

 

On sait peu de choses sur la vie quotidienne des hommes qui ont travaillé et gardé ce poste de défense, composés majoritairement de Réservistes de l’Armée territoriale (RAT). Le général Hirschauer, commandant le Génie pour le CRP de la zone sud-ouest, cite dans son ouvrage sur les armées aériennes (Hirschauer, 1927) :

 

 

« La compagnie de sapeurs-mineurs dont la compagnie de réserve 5/14 est affectée à la région sud-ouest. Elle se dirige sur le secteur 8 vers le 12 août 1914 où elle doit travailler aux ouvrages de Chambourcy, Aigremont, Poux et St Gemme » 

 

Et les archives du Service Historique de la Défense conservent malheureusement peu de courriers d’affectation des compagnies dédiées au CRP :

- Nov. 1914 : 1 peloton de la 12e Compagnie (185e Brigade territoriale/ 75e Infanterie Territoriale).

- Déc. 1914 : 1 compagnie pour la surveillance de la région de la forêt de Marly et des ouvrages d'Aigremont et de Chambourcy.

- Juil. 1915 : 4e bataillon du 107e Régiment territorial (rattaché au 201e) : 2 sections de la 15e compagnie. 22e batterie territoriale du 1er régiment d'artillerie à pied.

 

 

Le Centre de résistance au quotidien…

 

Le journal militaire tenu par chaque compagnie durant le conflit donne un aperçu du quotidien de ces hommes, civils et militaires, qui ont œuvré, dans un effort constant d’aménagement du sol à la protection de Paris.

 

Celui d’Aigremont révèle, notamment, toutes les difficultés rencontrées dans la gestion de l’eau et l’assainissement des tranchées et des abris…

Extraits du Journal des Marches et opérations du secteur 8, dont font partie les ouvrages d’Aigremont Est et Ouest (Service historique de la Défense) :

  • 27 août 1914 : tranchées de tir terminées dans les deux ouvrages. Abords dégagés dans le bois sur 60 m. Déblai pour l'abri Est 600 m3 et pour l'abri Ouest 500 m3.

- 25 septembre : un ouvrage couvert en rails va être bétonné sans retard ; un abri dont la dalle vient d'être terminée.

- 5 octobre : abris bétonnés terminés

- 10 octobre : perfectionnement divers. Enduit de dallage des abris bétonnés. Assèchement des tranchées.

-  24 octobre : tranchée renforcée (abris de combat entamés). Construction d'une baraque pour poste de garde commencée.

- 25 octobre : travaux considérables d'assèchement, indispensables pour rendre les deux ouvrages habitables pendant la mauvaise saison (puits absorbants, égouts de plusieurs centaines de mètres de longueur, drainage, puisards, etc.).

- 20 novembre : l'aspect de l'ouvrage est moins fangeux que celui de l'O. mais l'assainissement plus difficile car a nécessité une tranchée de plus de 300 m de long ayant en certains points plus de 4 m de profondeur.

-10 décembre : abris des tranchées en cours. Règlement des pentes, des fonds des tranchées en cours. Boyaux de communication en cours.

- 20 décembre : conduits d'assainissement terminés. Réfection des boyaux de communication commencée. Lits de camp en cours. Latrines en cours.

 

  • 12 février 1915 : le réseau de voie étroite du secteur 8 est complet.

-26 février : ouvriers employés pour de la manœuvre et du terrassement, entreprise LAUBEUF (Montreuil) : 71 ouvriers.

- 25 mars : installation des tinettes de l'abri bétonné en cours. Cuisine de l'abri bétonné terminé.

- 25 mai : boyaux de communication en cours. Travaux d'exécution des eaux de surface en cours. 170 ha déboisés dans le secteur 8 + 8,52 ha de réseaux de fils de fer des réduits construits et 0,24 ha à construire dans le secteur.

- 25 juin : étayage des tranchées de tir en cours.

- 25 décembre : réparation d'éboulements dans diverses batteries de canons.

 

  • 13 juin 2016 : les canons de 120 mm de la zone Sud ont été retirés des batteries.

- 5 septembre : décision de désarmer les batteries du CRP, de relever les voies de 0,60 du secteur B (zone Sud) au profit du secteur A (zones Nord et Est), de réduire les effectifs du secteur B et de prélever le matériel téléphonique des batteries.

 

  • Mars 1917 : dans l'ensemble du CRP, il ne reste que 3 compagnies de RAT du Génie et 3 batteries RAT d'artillerie pour l'entretien et le gardiennage des ouvrages. Les compagnies sont composées d'hommes âgées ayant une situation de famille les rendant inaptes aux Armées.

Comment repérer ces vestiges ?

Le Service archéologique des Yvelines (SADY) a mené des campagnes d’inventaire du patrimoine enfoui à l’aide de diverses méthodes. Parmi celles-ci, la prospection photographique aérienne, réalisée depuis 1996, a permis de révéler l’existence d’anomalies dans les zones cultivées : en plus sombre, d’anciens creusements sont visibles car ils stockent plus favorablement l’humidité.

 

Cette approche a été utilisée en 2008 lors de prospections, mettant en évidence la conservation de tranchées à redans dans les cultures, bien visibles à Villepreux par exemple.

Et depuis une dizaine d’années, on procède à des relevés topographiques aériens de grande précision à l’aide d’un scanner laser, appelé Lidar, qui enregistre les micro reliefs du sol jusqu’à environ 15 cm. Après traitement, ces points sont transformés en images d’où ressortent, par un jeu de contrastes, les variations : en plus clair, les reliefs et en plus sombre, les creusements. Avec cette méthode, les constructions masquées par la végétation ou les vestiges de grande dimension deviennent perceptibles.

 

L’Office National des Forêts associé à la DRAC Île-de-France ont ainsi effectués le relevé Lidar des massifs forestiers de la région, enrichissant l’inventaire des vestiges du Camp retranché de Paris et mis à disposition des chercheurs.

Un vestige redécouvert en 2013…

À l’occasion des commémorations du Centenaire, l’Office National des Forêts a lancé des campagnes d’inventaire de toutes les installations militaires qui ont contribué au « Camp retranché de Paris » et qui pouvaient potentiellement être conservées dans les massifs forestiers de la région. C’est ainsi qu’un partenariat a pu être noué, en 2013, entre les archéologues de l’ONF et ceux du Service archéologique départemental des Yvelines (SADY), en vue de prospecter les massifs yvelinois de Port-Royal, Versailles, Bois-d’Arcy, St. Germain, l’Hautil, les Flambertins et Marly-le-Roi.

 

Pour cela, la carte des espaces forestiers a été superposée à celle de mars 1915 représentant ces installations militaires. Les zones à fort potentiel ont alors fait l’objet de prospections pédestres durant l’automne. Malgré un couvert végétal encore très présent, la majorité des structures recherchées ont pu être localisées avec une relative précision.

 

Grâce à l’expérience des agents de l’ONF dans la reconnaissance des vestiges en forêt, plusieurs types de structures du CRP ont pu être identifiés, relevés au GPS et photographiés : des tranchées, des abris, des batteries d’artillerie, des centres de résistance... globalement dans un bon état de conservation.

 

Le centre de résistance d'Aigremont est idéalement situé dans une forêt départementale, en bordure d'un chemin et fait, à présent, l'objet d'un entretien régulier des agents en charge des Espaces Naturels Sensibles du Département. Des panneaux informatifs installés sur le site permettent d’en comprendre l’organisation générale. Les connaissances en sont toutefois limitées en l'absence d'études poussées. Un programme de recherche archéologique est en cours d’élaboration au Service archéologique interdépartemental Yvelines / Hauts-de-Seine (SAI 78-92).

Sous le couvert de la forêt

Il est difficile de se représenter les situations d’observation et de défense du secteur avec le couvert forestier actuel. Il faut cependant avoir à l’esprit le travail important de déboisement mis en œuvre en 1914. Les secteurs autour du Centre de résistance au nord, à l’ouest et dans une moindre mesure à l’Est, ont été dégagés sur une cinquantaine de mètres (cf. les surfaces en jaune de la carte de 1915).

 

Les forêts françaises, et pas seulement celles situées à l’Est, ont fortement contribué à l’effort de guerre. En région parisienne, l’exploitation des forêts durant les quatre années a été estimée au volume équivalent à dix ans de coupes habituelles.

 

Le bois est bien évidement indispensable ; il est utilisé pour les armes en premier lieu, mais aussi les traverses de chemin de fer, les chariots, l’aménagement des abris, le renforcement des postes de tir…Ce sont les chênes, hêtres, charmes, frênes, noyers et ormes qui ont été choisis pour leur dureté. Les résineux sont employés en priorité à l’étayage des tranchées, au chauffage ou à la cuisine…

 

Au moment où la guerre s’installe dans sa forme statique en tranchées, des problèmes d’approvisionnement contraignent l’Armée à réorganiser la gestion du bois. Elle crée un Service Forestier des Armées (SFA) qui fait appel au corps des Chasseurs forestiers, agents des Eaux et Forêts, en les associant à l’infanterie. Ils vont assurer, avec l’aide des civils, toutes les étapes allant du marquage des arbres à abattre jusqu’à leur mise en œuvre sur sites. Les bilans effectués à la fin du conflit dénombrent des pertes de l’ordre de 15 % de ces professionnels de la forêt.

 

 

 

Le centre de résistance se perçoit encore assez bien sur une vue aérienne de 1949 car la forêt n’a pas encore reconquis totalement la zone, particulièrement à l’ouest. Il semblerait que de grands arbres aient aussi été préservés depuis 1914.

On peut aussi s’interroger sur l’entretien et le débroussaillage qui ont éventuellement été effectués en 1939-45. Par ailleurs, nous ne connaissons pas l’usage du site lors de ce dernier conflit.

 

On peut enfin remarquer à l’ouest du centre de résistance, la première chaussée de l’« autoroute de l‘ouest » (A 13) déjà bien visible. C’est la première autoroute française, achevée en 1941 !